Chapitre   3   :   de   Ulan-Ude   à   Ulan-Bator

 

[mi-janvier 2016]

 

 

 

            Quelle étrange sensation d’écrire enfin, depuis le Cambodge, cette troisième missive relative à la Mongolie ! Ici, à Siem Reap, il fait facilement 35°C (fort heureusement, ce n’est pas trop humide, donc relativement supportable), tandis qu’en Mongolie, on atteint aisément les -30°C (Oulan-Bator est la capitale la plus froide du monde, avec des températures pouvant parfois frôler les -50°C...).

 

            Parcours de vingt-deux heures depuis Ulan-Udé, que nous quittons le 13 novembre. Assez rapidement, après peut-être deux heures de route, nous voici à l’entrée d’un des plusieurs checkpoints russes que nous aurons à passer. L’atmosphère nous paraît très légèrement plus détendue qu’à l’entrée de la Fédération de Russie. Formalités diverses, et nous voici, sans avoir quitté cette espèce de zone tampon militarisée, dans les bureaux de l’administration mongole, où nous avons encore plein de papiers à remplir ; un jeune homme nous aide gentiment, car nous sommes ici au bout du monde : l’anglais est une langue que peu de gens parlent. Nous voilà enfin prêts à repartir, quand un grand sketch se joue : en très bref, un vieil homme est débarqué du bus par les militaires mongoles, et le jeune homme qui nous avait aidé se met alors à faire une quête dans le bus pour très probablement graisser la patte des militaires... Nous refusons d’y participer, bien évidemment. Par on ne sait quel miracle, nous retrouverons d’ailleurs ce vieil homme à une halte ultérieure.

 

            Finalement, nous arrivons de nuit à UB (prononcez : « Youbi » - à l’anglaise !), après un trajet fatiguant en raison de la route un peu défoncée sur plusieurs centaines de kilomètres. Durant cette section, il faut bien comprendre que nous sommes dans une sorte de pampa : point d’habitations traditionnelles, mais des gens qui vivotent dans des maisons qui ont au moins cinquante ans, flanquées sur de grandes étendues jaunâtres et grises ; des animaux se déplacent librement de l’une à l’autre, voire en travers de la non-route le long de laquelle se trouvent l’ensemble de ces habitations vétustes. Quelques heures plus tard, donc, la route cabossée et poussiéreuse laisse enfin place à une route de bitume (pas désagréable, après ce tronçon agaçant), et nous atteignons ce quelque chose que l’on nomme vulgairement la "civilisation" ; il fait nuit noire et, derrière une chaîne de petites montagnes, nous apercevons enfin les lumières de UB, capitale de ce pays bien plus grand que la France.

 

           

 

 

 

Onzième étape : Oulan-Bator la polluée [UBA]

 

 

 

            Si ce n’est la pollution, nos premières impressions de UB ne sont pas désagréables ; une jeune femme nous propose même, dès la sortie du bus, de nous emmener jusqu’à la guesthouse où elle travaille ; nous acceptons volontiers, pour de nombreuses raisons : nous n’avons pas encore réservé ; nous sommes fatigués ; elle parle anglais (ce qui est un plus !) ; nous ne connaissons pas la ville et il fait nuit ; et enfin, parce que le nom de la guesthouse pour laquelle elle travaille ne nous est pas inconnu – nous avions vu les flyers à Irkoutsk et à Ulan-Udé... Nous y zonerons un peu de temps, car nous y attendrons pendant plusieurs jours d’éventuels candidats pour un périple jusqu’au désert de Gobi : en effet, plus nombreux nous sommes, moins c’est cher ! Mais ils ne viendront jamais, et certaines méthodes indélicates de cette même jeune femme apparemment sympathique nous décident à réserver un tour auprès d’une autre guesthouse. Il faut bien comprendre que, en Asie du moins, chaque hôtel propose lui-même ses services de tourisme, afin de tenter de récolter la manne si convoitée des touristes occidentaux... Et ce, assez souvent, au prix de demandes insistantes - voire TRES lourdement insistantes comme au Vietnam par exemple, où le business des tours ne souffre aucune loi de bienséance... Bref, nous voilà, un matin de la mi-novembre, dans l’entrée du Golden Gobi, guesthouse agréable à qui nous avons décidé de faire confiance pour ce tour. Bien nous en a pris !!!

 

 

 

Douzième étape : Périple jusqu’au désert de Gobi [GOB]

 

 

 

            Cette douzième étape se divise en sept jours, qui sont autant de planètes très différentes les unes des autres comme me le fera si justement remarquer Emma un peu plus tard. En voici le récit détaillé :

 

 

 

            Jour n°1 : Avant d’entrer dans l’enceinte de la guesthouse, ce matin-là, nous apercevons une jeune femme qui se tient près du parking, debout, avec quelques bagages au sol. Echange de regard, de sourires généreux. Sans le savoir, nous venons de prendre contact avec notre guide, Alma ; nous passerons tout notre temps tous ensemble, alors mieux vaut que ce premier contact soit ce qu’il fut : excellent ! L’excitation est latente ; notre chauffeur est aussi dans les parages, il nous observe tranquillement sans nous révéler qui il est ; il fait quelques allers-retours, certes, mais dans cet établissement où vont et viennent des dizaines de personnes chaque jour, occidentales ou locales, impossible de deviner à l’avance que notre chauffeur puisse être cet homme d’âge mûr qui nous scrute discrètement de son regard perçant, sous sa casquette. Bref, nous effectuons le paiement (environ 40 $ par jour par personne. Ça peut paraître cher – et c’est effectivement une somme –, mais compte tenu du caractère exceptionnel de ce que nous allons vivre, c’est tout bonnement dérisoire !), et nous y allons. Puisque nous leur avons donné le feu vert assez tardivement, ils n’ont pu anticiper les courses : nous faisons donc un arrêt rapide dans un supermarché à la lisière de la ville, sûrement moins cher. A peine sommes-nous rendus dans ce périmètre que nous apercevons de vastes champs, des chiens en liberté : Il fait froid, le temps est brumeux, et tout est bien enneigé... Notre fourgon va-t-il vraiment tenir ?! Un phénomène inédit se produit alors : tandis que nous nous dirigeons vers la zone de fin de route, qui laissera place un peu plus tard à une piste enneigée, nous apercevons au loin, derrière une montagne, un arc-en-ciel inversé, probablement du à la réverbération de la neige, ou quelque phénomène de ce type !!! Du jamais vu pour notre part et, en ce matin du premier jour, ça augure d’une traversée qui s’avèrera hors du commun !

 

            Nous avons donc définitivement quitté cette cuvette entourée de montagnes qu’est UB, pour arriver dans des zones vallonnées. Nous faisons notre première pause repas au milieu d’un champ totalement enneigé, et dont l’air semble comme traversé de petites particules de lumière – nous pensions avoir des hallucinations, au début, mais non ! Ce phénomène est en fait très logique, et nous nous l’expliquerons plus tard. Quoiqu’il en soit, nous sommes aux petits soins de la guide, qui prépare bien à manger (même si elle « n’aime pas préparer à manger » !), et qui ne veut pas d’aide pour cela.

 

            Nous reprenons la route, qui s’efface définitivement au profit d’une piste quasi-invisible, parmi des paysages où il n’y a pas âme qui vive ; ce tour commence alors sérieusement à ressembler à une sacrée aventure ! Nous prenons note des nombreuses et intéressantes infos dont la guide nous fait part, tout en nous découvrant petit à petit les uns les autres. Il fait beau, et le paysage est très enneigé ! Nous passons devant des montagnes sacrées dont il ne faut pas prononcer le nom une fois sur place – le jeune Gengis Khan y vivra une aventure incroyable. Puis nous avançons toujours plus loin dans la neige – pause cigarette, nous ne tardons pas car ça caille sévère ! Le vent est glacial...

 

            Dans ce véhicule, tout le monde est relax, et ça, c’est très agréable : on sent que ça va rouler sans histoire ! Nous arrivons en fin de journée dans un coin complètement paumé nommé Adaatsag, partiellement entouré de collines. Une étable, une maison à l’occidentale rustique et défraîchie, une ger (le mot mongol pour yourte) qu’étonnamment nous ne visiterons pas, et une moto couverte de poils. S’ajoute à cela une chiotte en vieilles planches qu’ils ont installée à cinquante mètres (aller aux toilettes la nuit dans ces conditions est à chaque fois une corvée, ne nous le cachons pas !), et un chien de garde. Le paysage n’en est pas moins magnifique par son côté sauvage, et la lumière aussi. Premier déchargement total de la journée, auquel nous donnons bien entendu le coup de main : hors de question de ne pas mettre la main à la pâte sous quelque prétexte mesquin. Puis nous nous réchauffons tranquillement bref : nous atterrissons ! Tandis que la guide s’affaire de nouveau à la popote, refusant obstinément toute aide, nous goûtons les apéritifs traditionnels : laitages séchés, thé salé, et petits gâteaux de pâte sèche et sans goût. Nous faisons ainsi tranquillement connaissance avec la maîtresse des lieux, petit bout de femme discrète mais plein d’énergie tranquille. Nous en apprenons un peu plus sur les us et coutumes à respecter à l’intérieur des habitats : ne pas diriger les pieds vers l’autel dédié à Bouddha, mais plutôt vers l’entrée du foyer, par exemple.

 

            Nous passons une soirée agréable et rustique autour d’un mouton cuit sur le stove (terme anglais désignant un four, mais qui ici est un four traditionnel) de la maison ! Les tranquilles festivités sont tantôt entrecoupées soit de la mélodie des Champs Elysées de Dassin (c’est un tube international que nous jouerons chez quasiment chacun de nos hôtes, lors de petits concerts appréciés des uns et des autres !), soit de coups de téléphone d’un cousin de nos hôtes dont la voiture est en panne à vingt kilomètres de là (être en panne en Mongolie en hiver signifie que la voiture sera vite irrécupérable quand le moteur sera gelé : il faut donc intervenir sans attendre !). Nous sommes ici sur les terres d’un peuple qui a un rapport étroit à la nature et aux animaux : la guide se délectera ainsi de la moelle d’un os après avoir percuté celui-ci de quelques coups savamment placés, de façon à le casser net ! Aussi aisément que si elle eut pris une photo avec son smartphone... Si ce n’est les quelques sorties pipi au petit matin (on ne s’attarde pas dehors avec ces températures : aller au cabanon WC est une mission, répétons-le !), rien de particulier à signaler : nous dormons comme nous le pouvons sur des tapis de sol. Tout baigne !

 

 

 

            Jour n°2 : L’aube est encore plus belle que le crépuscule, qui était déjà fabuleux ; ces quelques éléments perdus « in the middle of nowhere » commencent à m’évoquer ce qu’ont pu ressentir les premiers explorateurs qui un jour ont établi leur campement en terre inconnue... Nous prenons un petit déjeuner copieux. Ishka, notre conducteur, joue un peu l’impatient pour ne pas que nous prenions trop notre temps ! Il est vrai que l’on a tendance à traîner ; or, en tant que conducteur, il est le pilier central de notre voyage, notre référent. Petite toilette à la lingette, on remballe, on prend de belles photos sous un soleil radieux, et c’est parti pour les pistes !

 

            Animaux sauvages, toujours ; un immense vautour est dérangé pendant sa sieste, il s’envole nonchalamment plus loin. Alma, notre guide, nous éclaire sur les habitudes des différentes races d’animaux peuplant le pays. Quelque sacrées bosses, sur ce trajet ! Et ce paysage qui change tranquillement, la densité de buissons épineux bas augmentant au fur et à mesure que la neige se raréfie... Le sol devient dur, et est recouvert de millions de petits cailloux sombres ! Après le repas de midi, nous nous aventurons vers des terres où la neige glacée fond au soleil. Le paysage reste similaire à mesure que nous dépassons les alentours d’un centre radio (grosse sphère métallique au milieu de terres brunes et blanches), après lequel nous retrouvons un terrain plus accidenté et fait de sables ocres et bruns : nous arrivons à Bulgans, village situé dans la zone des Flaming Cliffs, sorte de petit Colorado mongol entouré de divers types de petites collines, certaines étant faites de roches brutes, d’autres, plus loin, étant des dunes recouvertes de neiges et d’éboulements de pierres grises ; le soleil commence à se coucher, et la lumière devient très belle : ce paysage, dans sa globalité, est un pur régal pour les yeux, autant pour la diversité des teintes (ciel violacé, roches ocres, sables bruns, tâches de neige blanche...) que des textures (sables, roches, pierres, neiges, végétation...).

 

            En arrivant au campement de Keupon Billy – ma dénomination toute personnelle du responsable du camp aux abords duquel nous arrivons –, celui-ci se tient fièrement debout, torse nu à l’extérieur de sa ger alors que la température est négative...! Cela fait un quart d’heure que je fais petit à petit le lien entre ces paysages et ceux d’une des plus célèbres trilogies de science-fiction : nous sommes comme dans un film, au milieu du désert ! Nous venons de croiser un mec à dos de chameau, le long de barrières en bois, fier comme un pape dans son costume traditionnel bleu-vert : nous sommes dans un autre monde. Ce campement-ci n’est constitué que de gers, nous allons donc passer notre première nuit en yourte !!! Nous déballons de nouveau toutes nos affaires, que nous transportons dans une des yourtes secondaires, après avoir bu un lait de chèvre et grignoté quelques gâteaux secs avec les propriétaires du camp, dans la yourte principale. Ils ont les jambes arquées, tous les deux ; en résulte une certaine difficulté dans les déplacements, et une douleur que l’on peut supposer assez intense...

 

            Notre "yourte d’amis" est toute équipée (four central et cinq lits) ; la nuit tombe déjà lorsque notre guide se plonge dans la préparation de la viande pour le dîner. Une odeur forte se répand rapidement dans toute la yourte, ce qui en incommode un peu plus d’une ! A ce stade, cela fait déjà presque quarante-huit heures que nous n’avons pas pris de douche : si l’on ajoute à cela les sueurs accumulées, ainsi que les fumets de repas successifs, cela donne une idée de la petite couche de graisse odorante qui s’est accumulée entre mes deux omoplates, d’autant que la plupart de ces plats rustiques (que j’ai trouvés délicieux pour ma part) comportent une part non-négligeable de graisse animale ! « C’est du canasson... », glisserai-je d’ailleurs discrètement à Emma, de façon à ce que la guide multilingue, qui comprend bien le français, ne puisse pas s’imaginer que je suis en train d’évoquer le repas qu’elle nous mitonne généreusement depuis une heure maintenant ! Après le dîner, quelques accords de guitare et quelques clopes consommées en contemplant ce paysage absolument lunaire (impression renforcée par le fait que la nuit est claire et sans nuages !), nous ne tardons pas à nous coucher. Pendant la nuit, le feu sera en permanence alimenté par les bons soins d’Alma ; je ne suis pas très couvert et dors très bien, mais les filles auront trop chaud ! Ce sera de nouveau la mission pour aller pisser au milieu de la nuit, mais heureusement, nous avons notre petite lampe à dynamo, bien pratique. Je songe à tout ce sable brun, sous ce tapis tout blanc ; ainsi qu’aux serpents et scorpions qui se sont peut-être déjà trémoussés ici, à la saison chaude...!

 

            Ishka est préoccupé par un pneu qui joue l’essoufflé... Aussi, il s’en occupera dès le lendemain, à l’aube ; un petit clou tordu a eu raison de la chambre à air, mais pas de la détermination de notre conducteur, qui en a vu (beaucoup) d’autres. En quelques tours de main, à l’aide de sa pompe électrique, il nous répare ça sans broncher, et se fend même d’une photo souvenir après avoir soigneusement remis en place sa longue mèche sur le dessus de son crâne, de façon à dissimuler sa calvitie avancée ! Pendant ce temps, le petit chien au pelage clair, comme tous les chiens ici, a passé la nuit dehors (!), s’emmitoufle tel un pneu en moumoute près du tas de bois : eh oui, il a neigé pendant la nuit et, ce matin, il fait froid au moment de prendre congé ! Finalement, contrairement au premier soir, peu d’échanges avec nos hôtes mais, néanmoins, une sincère accolade fraternelle au moment de dire au revoir ! Sans chichi !

 

 

 

            Jour n°3 : On remballe donc nos affaires dans le camion – le coffre est gonflé à bloc ! L’étape qui nous attend est particulière, puisque nous allons passer deux nuits dans le même campement. Il appartient à Jagaa (prononcez : « Tchara », en insistant bien sur le ‘a’ final), et est situé dans un des nombreux Edens de la pampa mongole. Pour y accéder, nous traversons encore et toujours ces paysages vastes et changeants, où les différentes espèces de flore ont chacune leur portion de terrain, qu’il s’agisse de buissons épineux (ils ont l’air sec, mais sont bel et bien vivants !), ou d’arbustes à touffes jaunes. Nous voilà de nouveau sur une zone où  la piste, « en forme de tôle ondulée » (dixit mon ami Haymo – Haymo était un ami de la famille qui, dans les années soixante-dix, avait relié Düsseldorf à Sanaa, au Yemen, en jeep ! Je ne cesse de penser à lui, sur ces routes désertiques) a elle-même disparu pour laisser place à une succession de bosses en plein sable ! L’illusion de participer à un rallye Paris-Dakar est de plus en plus nette, sauf que nous n’écrasons personne et que nous ne faisons pas de la publicité pour le grand capital ; disons qu’on approche les sensations physiques ressenties par ces beaufs... Nous arrivons peu avant le déjeuner à un campement qui n’est plus très nomade puisqu’il comporte une maison principale, à côté de laquelle leur yourte n’est plus qu’une relique désuète.  Sa seule et unique propriétaire, une petite dame âgée et souriante, est ravie d’avoir la visite de ses amis (Alma et Ishka), accompagnés des trois blancs que nous sommes. Auparavant, la guesthouse Golden Gobi travaillait avec cette famille ; mais le monsieur est décédé, et seul le fils gère encore la vingtaine de chameaux qui se reposent tranquillement dans leur enclos, à quelques pas. Mais le fils est rarement là, et seule sa maman réside, donc, en ce lieu un peu tristounet, où la yourte a été reléguée au jardin. Après une visite écourtée aux chameaux – ils sont de toute évidence nerveux à cause notre présence, l’un deux grattant même la terre de sa patte avant tel un taureau courroucé ! –, nous reprenons la route quelques instants pour nous poser au pied des grandes dunes de sable que nous apercevions déjà quelques kilomètres auparavant. Ces dunes sont appelées Khongoryn Els – les « dunes chantantes » – car en été, le son produit par le vent à leur surface évoque celui d’une mélopée humaine. C’est exactement ici que nous déjeunerons, après avoir tenté d’escalader la plus grande d’entre elles grâce aux suggestions de notre guide, qui a prétendu qu’il nous faudrait vingt minutes seulement pour atteindre son sommet ! Quelle blague : arrivés à mi-chemin, en une demi-heure, nous voici déjà épuisés par cette ascension harassante, dans un sable parfois meuble, et une atmosphère qui n’est pas des plus chargées en oxygène... Comme des gosses, nous empoignons ce sable et cette neige glacée dont les cristaux forment une espèce d’iris d’un blanc parfait, et confectionnons des boules hyper dures ! En creusant un peu plus le flanc de la dune, nous nous apercevons de la superposition, par endroits, des couches successives et répétées de sable puis de neige : étonnant ! En se posant alors pour se récupérer un peu, nous prenons le temps d’admirer le panorama incroyable sur cette vallée de bosses de sable terreux (au milieu duquel se trouve un panneau "P" – parking ! – qui est forcément une blague : que ferait-il tout seul au milieu de ce no man’s land impraticable ?!) , au fond de laquelle le camion popote nous apparaît comme un jouet rikiki. Finalement, nous voilà perchés plus haut que prévu ! Sur notre gauche, des montagnes noires et un ciel gris brumeux au-travers duquel le soleil a du mal à percer. Sur notre droite, des montagnes enneigées, léchées par des nuages caressants, dans une lumière claire et magnifique. Devant nous, des monts verdoyants et, finalement, une plongée silencieuse dans un espace-temps d’une beauté sidérante : nous sommes quasiment juchés au sommet du monde ! Je songe alors au Tibet, lieu qui doit être l’occasion de ressentir des choses bouleversantes.

 

            Le repas est exquis et bien revigorant ! Nous redémarrons donc, contournons les dunes et débouchons dans une plaine – de la neige de nouveau – au fond de laquelle se découpent des montagnes blanches ; une fois encore, ces paysages évoquent nombre de films fantastiques... La piste serpente entre ces petites montagnes, retrouve de nouveau un terrain moins accidenté et, désormais, en moins d’une heure de route, nous arrivons dans un lieu nommé Sevrei (entre Urt et Noyon), chez Jagaa. Il possède un campement de taille moyenne, au milieu d’une plaine ; le spectacle est époustouflant, car cette vaste plaine est cerclée de montagnes qui sont autant d’aspects qu’il existe de points cardinaux. Sa zone de vie est constituée de deux yourtes (auxquelles s’ajoute un container) éloignées de trente mètres l’une de l’autre, au milieu desquelles se trouve un enclos circulaire en pierres, réservé à une trentaine de chameaux aux teintes variées. A côté de la yourte principale, deux-trois remises sommaires, en bois, où notre conducteur réparera un pneu dans lequel s’est de nouveau fiché un clou, un long clou rouillé qui n’aura pas fait parler de lui longtemps...! Derrière ce périmètre ouvert, un petit monticule haut de trois mètres nous donnera l’occasion (surtout à Jessi) de faire des photos magnifiques le lendemain soir !

 

            Jagaa est un être humain d’une gentillesse exceptionnelle, qui nous reçoit avec toute sa sincère générosité, en nous faisant passer une petite fiole à poudre en guise de bienvenue : ainsi, tour à tour, nous snifferons une pincée de poudre qui a l’odeur de l’encens indien : étonnant ! Et fort agréable aussi, car les odeurs de nourriture et des bêtes sont parfois fortes ! Nous dînons copieusement : du cheval, de nouveau (les tranches de gras de cheval étalées sur du pain sont un délice !). Et un bol de lait de chamelle chaud et sucré en guise de dessert – ou l’impression saisissante mais pas désagréable de de boire une fondue de crottins de chavignol sucrés ! Nous passons une soirée merveilleuse car Jagaa est tout en joyeuses facéties quand il n’est pas en pleine observation tranquille de ces occidentaux venus du bout du monde dans son quotidien où le silence est un empereur bienveillant qui laisse chacun respirer. Pour la première fois depuis notre départ d’Oulan-Bator, nous nous sentons intégralement "à la maison" ; cela est aussi du au fait que Jagaa est un cousin d’un des membres du Golden Gobi : ainsi, chez lui, notre guide et notre conducteur sont vraiment en famille. Alors que j’envisage un petit concert privé, Jagaa nous confie – par l’intermédiaire de notre guide qui assure la traduction avec professionnalisme – avec une tendre chaleur que l’initiative est d’autant plus bienvenue qu’en Mongolie, on considère que la musique offerte par les musiciens à l’intérieur de la yourte permet d’en chasser les mauvais esprits à l’extérieur, et de maintenir une bonne harmonie à l’intérieur. C’est donc avec concentration et jubilation intérieure que je le vois m’écouter et m’observer ; et c’est avec toute mon âme que j’alterne petits airs (dont certains composés récemment, quelques jours avant notre départ) et compositions épiques ; il nous dira après combien il a été fasciné par le mouvement rapide de mes doigts (en réalité, je ne jouais pas très rapidement !). Finalement, lui et moi sommes particulièrement ravis de ce moment, pour le bonheur de tous. Nous nous endormirons peu après, en songeant à la ballade en chameau prévue demain en fin de matinée... Quel bonheur !!!

 

 

 

            Jour n°4 : Le désormais rituel de notre guide assurant la tambouille d’un petit déjeuner copieux bat son plein ! Vient ensuite le moment de s’équiper : les Mongols sont probablement les champions internationaux du vêtement chaud : ainsi, les bottes que Jagaa nous prête sont sur-épaisses, en cuir joliment décoré de motifs traditionnels, et pleines de poils à l’intérieur (et ce n’est pas du synthétique !) ; les semelles sont très très épaisses elles aussi, quatre centimètres minimum : dans un environnement glacial, il faut absolument se couvrir en priorité la tête et les pieds car il s’agit des zones les plus décisives, et ces bottes sont le résultat de millénaires d’expérience en milieu glacial. Nous nous rendons ensuite près de l’enclos, où nous attendent quatre chameaux que Jagaa et Ishka font asseoir sans broncher. Parés de nos trois couches (elles ne sont pas un luxe en ce matin froid !), nous grimpons entre les deux bosses de nos chameaux respectifs et nous tenons bien à elles, sur les recommandations du maître des lieux : en effet, lorsqu’ils se redressent sur leurs pattes, les chameaux effectuent un mouvement en deux temps qui peut être déséquilibrant. Nous ferons ainsi un tour de deux heures au pas tranquille des bestiaux, encordés les uns aux autres par la cloison nasale (évitant ainsi toute tentative d’escampette), gérant les accès de gourmandise de ces créatures si friandes de certains buissons feuillus que l’on rencontrera çà et là, sur notre chemin. Il fait parfois ciel bleu, et pourtant : des flocons parfaitement dessinés, venus de nulle part puisqu’aucun nuage n’est visible, nous parviennent tranquillement, en silence... Un paradis glacé, ce campement ! Et ce matin, l’occasion parfaite d’observer ce paysage fabuleux, fait de diverses chaînes de petites montagnes dont la texture et les reflets ne sont pas les mêmes d’un endroit à l’autre... Les ciels sont pastel, et le grand Frazetta n’aurait pas fait mieux : c’est grandiose !!! Pour Jagaa, comme pour une grande parte des Mongols, il s’agit d’un quotidien dont ils ont conscience de la valeur, et qu’ils tentent de préserver avec calme et sagesse, à une époque où les riches sous-sols du pays font l’objet de beaucoup (trop) de convoitises ; nous apprendrons assez vite qu’ils sont ainsi bradés par le pouvoir aux compagnies étrangères, qui ont déjà commencé à défigurer ces paysages uniques... Oui, les Mongols sont inquiets pour leur avenir proche (et il y a de quoi), quoiqu’ils conservent une bonhommie réservée et généreuse qui est tant à leur honneur. Car en effet, nous visitons des peuples qui, pour leur majorité, sont pauvres et dont les gouvernements sont corrompus et cupides (pour le plus grand bénéfice des vampires de la planète)  – c’est ainsi que trois semaines plus tard, dans une guesthouse rurale du Nord Vietnam, un écriteau sur un frigo nous indiquera : « Servez-vous, et indiquez vous-même ce que vous avez pris dans le registre des consommations ; ne volez pas, car le gouvernement déteste la compétition ! » No comment...

 

            De retour au campement, partiellement gelés mais heureux, nous déjeunons et enchaînons avec une sieste inoubliable, à l’abri d’un habitat traditionnel qui a tout pour être rassurant, à proximité d’un foyer chaud, allongé sur une couche, le ventre plein et le regard plongé dans ce demi-cercle de ciel bleu, dans ce coin de nature profonde, en plein air, à l’autre bout du monde. Autour du campement, partout des petites bosses de sable beige-curry, recouvertes d’une neige d’une pureté parfaite ; une multitude d’herbes variées et de petites fleurs rouges recroquevillées, comme flétries mais en réalité bien vives. C’est magique, on ressent si facilement la force, les énergies qui émanent de toutes ces contrées !

 

            Aujourd’hui est un jour spécial : cela fait un an qu’Emma et moi nous sommes rencontrés dans un petit boui-boui libanais du centre-ville de Rennes ! Cela fait un an que nous avons eu le coup de foudre l’un pour l’autre, ce vendredi 21 novembre au soir ! Cela fait un an que notre joie d’être amoureux est continue et ainsi, nous comptons bien la partager avec nos hôtes et compagnons de voyage, en dégustant ces vins français achetés pour l’occasion : la soirée est chouette comme tout, et nous apprenons à jouer à la Bataille Corse à un neveu de Jagaa, qui le démocratisera probablement dans le désert de Gobi si cela n’est pas déjà fait, qui sait ?! Ce jeu est très amusant, très facile à comprendre, et moins basique qu’il n’en a l’air. Cette nuit-là, deux chiens ne cessent d’aboyer, et semblent anormalement nerveux... Un loup peut-être ? Cela est probable, quoique rare ; j’y ai fortement songé, en allant seul au cabanon WC, vers minuit, sous la lumière claire de la lune qui saupoudre des teintes poétiques sur ce décor hors-du-commun. S’endormir, enfin, les ronds percés dans le stove laissant apparaître le feu dansant qu’il contient, et qui se reflète en une douce sarabande ténue, sur l’intérieur de la toile qui nous protège des températures extrêmes. La vision se brouille, et tout notre être se détend, profondément pétri de ces instants si authentiques que nous n’oublierons pas ; il s’agit en effet d’un lien fort aux hommes du passé ! Un lien qui prend corps un peu plus chaque nouveau jour que nous vivons ici, aux hommes qui, plusieurs millénaires auparavant, se couchaient déjà dans les recoins douillets d’un tel volume apaisant, en écoutant silencieusement les craquements du bois sec qui leur permettait de survivre ici.

 

 

 

            Jour n°5 : En ce matin du cinquième jour, nous ne savons pas encore que nous allons passer la journée la moins intéressante du périple...! Basiquement, durant la première partie de notre aventure, nous avons roulé jusqu’au Nord du désert de Gobi lui-même (la précision est nécessaire, car les Flaming Cliffs – lieu de notre deuxième étape – font partie d’une région appelée le Little Gobi), là où habite Jagaa. Désormais, nous retournons tranquillement vers Oulan-Bator et, sur cet itinéraire, nous allons faire deux étapes. Celle d’aujourd’hui nous mènera jusqu’à une petite ville sans charme, Dalanzadgad, où réside une amie de leur réseau professionnel qui n’est autre que la sœur de Jagaa... Nous ferons toutefois une halte dans une jolie plaine, Yolin Am, à laquelle nous avons accès après avoir traversé, de nouveau, des paysages somptueux faits de dunes enneigées, de petites montagnes rocheuses (si vous avez lu la bande dessinée L’Oasis du célèbre reporter Lefranc, vous aurez une petite idée du type de paysage où nous nous trouvions alors, la neige en plus !) et de monts blancs de neige que nous avons contournés après une longue ligne droite dans les plaines où la neige sur-gelée forme une couche meringuée qui, en fondu-enchaîné, se transforme en sable ! Sans parler des multiples pierres de petite taille (entre deux et dix centimètres) et de toutes couleurs qui jonchent cette non-vallée, d’un (rare) village à l’autre.

 

            Rapidement, nous voilà de nouveau dans une neige abondante, à chercher une piste qui joue quelques tours à la mémoire d’Ishka dont c’est le premier trip depuis trois mois, durée de son arrêt maladie suite à un « oxygen strike » aux dires de la guide. Bref, ce sera bien le seul moment d’hésitation sur un total de deux mille deux cents kilomètres dans des contrées des plus sauvages qui soient (ou presque), où aucune piste n’est clairement visible, cachée par la neige la plupart du temps : chapeau l’artiste !!! D’ailleurs, le vrai prénom d’Ishka est en réalité Ishniam, ce qui signifie « source de lumière » en mongol. Et ça lui colle si bien, lui qui a cette lueur d’intelligence si vive dans le regard ; une lueur par ailleurs chaleureuse, généreuse et bienveillante ; Ishka est un homme accompli, en somme, qui croque secrètement chaque seconde qui s’écoule, du haut de sa jeune soixantaine et de son statut de grand-père ; un homme franc qui conserve sa part de mystère, avec tranquillité et pudeur ; qui « s’occupe davantage de son combi russe que de sa femme ! », ainsi que l’a formulé Alma la joviale – et qui a été un gradé de l’armée mais qui, et cela est tout sauf étonnant, a du saturer non pas des conditions physiques (il en a d’ailleurs gardé une résistance physique et une jolie peau, ridée avant tout par ce sourire qui lui va si bien), mais de l’absence d’autonomie. Car en effet, tout bien résumé, Ishka est un grand solitaire heureux qui dort dans son camion et le connaît sous toutes ses coutures ; ou qui dort seul dans la seconde yourte quand il y en a une (plus au frais certes, mais plus à l’aise !) ; qui est un peu dur de la feuille mais pas de la prunelle... Et qui était, j’en suis sûr, chamane dans une autre vie. Mais là-dessus, nous n’en saurons pas plus. Chaque chose à sa place, nous ne sommes que des apprentis voyageurs, ici...

 

            Nous roulons ainsi toute l’après-midi dans une étendue enneigée, et soudain, ex nihilo, une route ! Une route "normale", avec des panneaux, des lignes droites... Le vent souffle la neige en poussières glacées qui sont autant de serpentins évanescents à quelques centimètres au-dessus du bitume, comme soulevés par des hordes de chevaux sauvages miniature. Enfin, nous arrivons en début de soirée chez Toya, où nous passons une soirée fade et sans poésie ; nous ferons quelques parties de Bataille Corse toutefois, qui nous ferons oublier ces latrines d’un autre siècle où personne ne voudrait choir !

 

 

 

            Jour n°6 : Les buissons en bottes sont poussés par le vent d’un en travers de cette route qui nous mènera, pas avant le crépuscule, chez Narka, sa femme Munde, et leur fils Monkhot, à Baga Gazary Chuluu. En plein milieu de la fin de matinée, à l’occasion d’une énième pause, une grande tristesse soudain m’envahit : nous vivons un moment exceptionnel, et ces gens vont beaucoup nous manquer ! C’est la vie ! Sur la route, Jessi et moi échangeons beaucoup à propos de l’avenir de la Mongolie, et plus globalement de l’écologie, de la répercussion de nos modes de consommation sur la santé de notre monde. C’est évidemment un sujet à développer ; on ne m’enlèvera pas de l’idée que chaque achat effectué – même le plus insignifiant – a un impact sur l’économie globale. Car les grandes compagnies prospèrent grâce aux revenus des millions de consommateurs que nous sommes... Oui, il y a beaucoup à faire, et il s’agit de choix fondamentaux pour la survie à court terme des humains. Ce voyage nous donne tous encore plus de volonté pour envisager une vie différente, plus saine. Nous n’avons à long terme pas le choix – viendra si vite pour les humains ce moment où des choix de vie devront être opérés, car le rythme actuel n’est pas soutenable, et nous le savons tous très bien...! Quelques heures passées à Pékin, pour notre transit vers le Vietnam, ont facilement achevé de nous effrayer durablement : un brouillard épais emplit les rues – même les plus éloignées du centre de la capitale – et il n’est en rien lié à des phénomènes météorologiques exceptionnels : il s’agit d’une pollution ahurissante (il paraît que c’est encore pire à New Dehli, la capitale la plus polluée du monde...) pour nous petits Européens curieux et préservés. Au secours ! J’estime qu’en France, les gens qui se battent – au prix de leur liberté et parfois de leur vie – contre des projets controversés sont des héros, car ils se battent pour des idées et pour un projet de monde qui est tellement plus sain que celui que nous faisons tourner. Et encore, nous sommes plutôt bien lotis en Europe ! Mais tant reste à faire, afin que nos existences aient davantage de sens !

 

            Nous arrivons ainsi, en milieu d’après-midi, dans un parc naturel protégé ; la petite ballade est sympa, mais pas inoubliable non plus. Tout est très enneigé, et quoique le ciel bleu soit au rendez-vous, il fait très froid. Après une heure de vadrouille, nous voilà de retour dans la voiture, prêts à décoller ; Ishka est un peu nerveux au moment de franchir la fin de cette longue pente qui marque l’entrée du parc, car personne n’a envie de s’enliser ici – toute aussi jolie que soit cette vallée où l’on s’enfonce parfois de trente centimètres (sous lesquels se trouvent de nombreux trous de marmotte)... Questions à la guide sur la présence de loups en Mongolie : vaste sujet, d’autant que selon elle, une très ancienne légende mongole affirme que le peuple mongol descend des amours d’une très belle princesse avec un loup... Toujours selon elle, pour avoir la chance de voir un loup, il faut soi-même être un loup, vivre comme un loup, penser comme un loup : ce n’est donc pas demain la veille, en ce qui me concerne ! Peu après, nous en sommes toujours à nous imaginer passer une nuit standard dans un campement chouette, sans savoir que c’est une apothéose de belles choses qui nous attendent pour notre dernière soirée en ces contrées, cachées derrière ces nombreux plateaux que nous traversons encore, rodéo métallique sur champs gelés.

 

            Finalement, par une fin de journée magnifique, après avoir roulé sur des portions d’autoroute, après avoir fait deux arrêts pour faire le plein, après avoir croisé moult troupeaux d’animaux sauvages et impassibles, et après franchi quelques stuppas supplémentaires, nous arrivons au fond d’un haut plateau enclavé entre plusieurs petites crêtes de montagnes – qui, en réalité, sont plus certainement des petites collines ! En tout cas, il s’agit avec certitude d’un des camps les mieux situés de tout le périple ! Une petite étable, deux gers, un véhicule et une carriole, quelques cabanons divers, un toutou affectueux, un troupeau de bovins, un troupeau de chèvres et un autre de moutons. Et un chat, dont notre guide (à l’instar des Mongols en général) a une trouille bleue. Nous contemplons longtemps ce paysage à couper le souffle, d’autant plus que nous avons bien en tête que c’est le seul soir que nous passerons ici et, plus globalement, que c’est aussi notre dernier soir d’aventure en ces terres décidément hors du commun de notre planète européenne. Ici, nous sommes loin de toute civilisation ! L’air est d’une pureté inédite, et le tableau splendide : des petites crêtes rocheuses brunes entourant une grande étendue de neige qui  est moins un champ qu’un plateau en altitude ; et un coucher de soleil comme on en voit rarement. Il fait froid, très froid, au fur et à mesure que le soleil disparaît de l’horizon, comme un roi qui se glisse tranquillement dans sa couche somptueuse.

 

            Nous sommes chez Narka, Mundè, et leur incroyable fiston de quatre ans, Monkhot, qu’ils ont attaché en laisse de taille à l’un des sommiers de la ger, pour éviter qu’il ne fasse des bêtises pendant leur absence ; eh oui, ce petit est futé comme un renard, et ses parents ont d’autres bœufs à fouetter ! En effet, ce couple sympathique et accueillant n’a pas de nounou ; et malgré toute la gentillesse de leur accueil, nous sentons clairement qu’ils traversent une période de soucis, ce qui nous est confirmé par Alma : le prix de la viande (qu’ils revendent sur le marché local, à l’instar de nombreux éleveurs du pays) est si bas qu’ils craignent de ne pas parvenir à dégager suffisamment de bénéfices afin d’assurer la subsistance de leurs troupeaux pendant l’hiver. Aussi, même s’ils y gagnent peanuts, cela reste toujours plus intéressant pour eux de sacrifier une partie de leurs bêtes maintenant et d’en vendre la viande, plutôt que de se retrouver avec des animaux morts de froid, qu’ils ne pourraient alors as du tout revendre... Oui, sombre période pour ce couple d’éleveurs qui fait son possible pour tenter de partager quelques sourires à l’occasion de la dernière soirée de notre aventure au Gobi. Aussi, c’est de bon cœur que nous leur offrons l’apéritif en débouchant les quelques bières que nous avons ramenées de UB. Nous ouvrons aussi quelques tablettes de chocolat et, puisque Narka nous y invite, nous leur donnons un concert de quelques chansons françaises : encore et toujours Les Cactus de Jacques Dutronc – quel hit ! –, Les Champs Elysées de Joe Dassin – tube interplanétaire, donc –, C’est pas la mer à boire des Négresses Vertes, et Etre né quelque part de Maxime Le Forestier, chanson que nous aimons tant quoique nous en foirions pas mal l’exécution, par manque de pratique... Mais ce n’est tellement pas un problème !

 

            Nous partageons ensuite une cigarette par un froid quasi-polaire (-30°C, et du vent !), puis nous couchons dans cette ger dont nous savons déjà qu’elle sera peu chauffée. Et de fait, nous avons assez froid pendant la nuit ! Rien de catastrophique non plus, que tout le monde se rassure : avec deux duvets et un sweat, ça roule ma poule (nous avons d’ailleurs appris cette expression à la guide, qui a adoré) ! Mission pipi à cinq heures du matin : le mot mission prend alors tout son sens !!! En effet, n’en pouvant plus, Jessi, Emma et moi sommes réveillés par cette même envie pressante, bien décidés à la satisfaire ; nous voilà trois momies en goguette – cela est toujours moins désagréable de partager cette sortie périlleuse plutôt que de la jouer en solitaire. Nous voyant sortir à trois, la guide allume sa lampe, pensant que l’un de nous a un problème ; confirmation, si besoin était, que nous avons affaire à des habitués des tours, qui ont le cœur sur la main et les sens aux aguets ! Bravo aux membres du staff du Golden Gobi,  ce sont des professionnels qui assurent !

 

            Après un rendormissement serein et un petit déjeuner copieux, nous allons faire un dernier tour de la propriété, qui près des bêtes à tenter de retrouver la petite chèvre à crinière de punk, qui dans les rochers à flanc de paroi pour une dernière séance photos derrière la maison. Durant tout le temps passé ici, beaucoup d’instants partagés avec le petit Monkhot, si débrouillard et dégourdi pour son âge ! Il est ultra vif, sympa, communicatif (on se pige facilement, c’est chouettement surprenant), jovial et facétieux ! On lui a offert des crayons de couleur, et on lui dessine quelques fruits, à sa demande ; ainsi qu’une guitare, qu’il apprécie beaucoup ; et un tigre menaçant (qui ressemble davantage à un pitbull qu’à un tigre, mais ça, c’est un autre sujet !). Lui s’amuse beaucoup tout seul, sait ranger ses affaires, plier son pyjama comme un grand ; et il sait nous demander discrètement quelques bouts de gâteau – en s’étant auparavant assuré que son papa ne le regarde pas ! En effet, son organisme ne tolère pas trop le sucre, nous voilà donc obligés de lui refuser ce plaisir, à contre-cœur. Beaucoup d’interactions avec ce petit d’homme qu’on ne risque pas d’oublier de sitôt !

 

            En ce matin du dernier jour, nous prenons donc congé de nos hôtes ; nous laissons ces gens généreux, qui ont su trouver le cœur de faire quelques blagues malgré la situation économique compliquée de leur foyer (ainsi, lorsque nous proposons un gâteau à Mundè, elle nous répond en souriant : « Tu veux que je prenne des kilos, hein ? »). C’est d’ailleurs pourquoi ils se souhaitent « moins de neige » à l’apéro, plutôt qu’une bonne santé : en effet, moins de neige, c’est moins de nourriture à acheter, et moins d’animaux décimés par le froid, bref, moins de pertes d’argent et de bêtes.

 

            Nous voilà finalement sur la route du retour – il y a une fin à tout, n’est-ce pas ? La parenthèse enchantée se referme doucement… Nous commençons à reconnaître des paysages identifiés à l’aller : puis nous voilà sur une route qui mène aux portes de la capitale qui, à 17h chaque jour, voit son trafic se densifier… Concert de klaxons ; leçon de patience… De retour à la guesthouse, où nous dormirons une nuit, nous croisons deux Français sympathiques, Claire et Christophe, à qui nous relatons ce périple magnifique autour de soupes chaudes. Nous venons de vivre une séquence absolument fantastique, et ancrée définitivement dans nos êtres. Nos vies en sont changées, rien de moins !!